Accueil » La vie quotidienne » Les pommes

Les pommes

GILLES ET LES POMMES

Gilles de Gouberville fut, ce qu’on pourrait appeler, un mordu de la pomme, ou plus élégamment, comme l’écrit le professeur Emmanuel Le Roy Ladurie, un « mono-idéique » de la pomme. Il éprouvait en effet une véritable passion pour ce fruit et sa culture, et l’écrit dans son Livre de raison, un grimoire qu’il n’a jamais destiné à la publication.

Qui dit pommes dit forcément pommiers et il est assurément un des plus actifs propagateurs de cet arbre, tant dans le Cotentin que dans le Bessin où il avait hérité de son oncle le domaine de Russy, à quelques kilomètres de Bayeux.

Tout au long de son Journal il donne mille détails sur sa façon d’élever et de multiplier ses pommiers. Entre la fin des moissons en août et l’explosion de la sève au début d’avril, nombreuses sont les notes qu’il leur a consacrées, et, à travers elles, au fil du temps, on peut sans peine recenser la grosse quarantaine de sortes de pommes qu’il cultivait et encourageait ses parents et amis à produire. Les spécialistes, pour leur information, et les amateurs, pour satisfaire leur curiosité, pourront trouver ci-après la liste alphabétique des variétés goubervilliennes.
Ce sont les pommes d’
Alizon, d’Amer-Doux, de Barbarye, de Bec-de-Raillé, de Becquet, de Boscq, de Clérel, de Couet, de Coustour, de Doux-Raillé, de Dumont, de Durepel, d’ Epicey, de Feuillard, de Gentil, de Gros-Doux, de Guillot-Roger, de Haye, de Jumelle, de Long-pied, de Marin-Onfrey, de Menuel, de Moysi, d’ Orenge, d’ Ozenne, de Roussay, de Testonnet, de Thoumine-Roger ; sans omettre les Cappendu les Passe-pommes et les Rainettes, ces variétés bonnes autant pour la table que pour le cidre, auxquelles il faut encore ajouter des pommes douces sans noms précis, car « venues sans greffer ». Il ne faudrait pas non plus oublier “ les pommes de cocu”( ?), envoyées par une cousine, mais qu’il n’a jamais élevées.

Gilles ne négligeait pas pour autant les poires « pour fère du péray (du poiré) » ou pour manger telles, comme la Verd-Johannet, qu’il faisait « cueillyr avec la main dedans les arbres » ou la Verd-caillou qu’il récoltait en la laissant soigneusement tomber sur « une couverture de lict [tendue], de peur que le fruit ne se cassast ». Mais, son fruit de loin préféré était bien la pomme.

Il plantait des pommiers partout, dans tous ses jardins qu’il avait nombreux, en plein champ, ou encore « en saincture », sur le pourtour de certaines pièces de terre, mais surtout dans ses multiples pépinières.

A partir de pépins de pommes récupérés dans les marcs de cidre qu’il faisait « esmier » (émietter), « venner » (vanner), puis laver, il trouvait une source inépuisable de futurs arbustes.
Ses serviteurs plantaient ensuite les dits pépins par centaines et souvent par milliers, en semis serrés qu’une fois hersés il veillait à faire «
couvrir de feugère » pour déjà les protéger. Envers ses pommiers, il avait, on peut le dire, les soins d’un père, veillant personnellement à l’arrachage et au transfert de ses “pépins” (graines) devenus jeunes pousses (qu’il appelait d’ailleurs toujours « pépins ») en des lieux où ils avaient plus de place pour croître.

Quand ces derniers avaient encore un peu grandi et étaient devenus des “surets”, il avait plaisir à participer lui-même aux travaux, assuré ici de ne pas déroger en travaillant de ses mains à cette occasion. Un jour on peut lire : « je fus bien troys heures tout seul à esmonder », un autre : « Pinchon et moy cherfouismes (cherfouir : biner entre les racines d’un arbre) tous les pommiers du jardin » ; un autre encore, pendant que Symonnet et Lajoye éliminaient les « jetons » du pied des pommiers, « j’en ostoys la mousse »… Encore plus heureux semble t-il quand il s’agissait de « enter » (greffer) ses arbres avec les greffes qu’il avait lui-même choisies, souvent chez d’autres éleveurs. Il avait conscience de faire là œuvre créatrice : pour lui, le maniement à tour de rôle de tous les outils de l’arboriculteur n’était plus geste de paysan, mais d’artiste, voire de démiurge.
Il ne relâchait ensuite jamais l’entretien et la surveillance de ses «
entes » durant leur croissance, veillant à faire couvrir leur pied de fumier nourricier et essayant de les protéger avec du « sablon de mer » (sable grossier et salé des rivages dunaires) quand il les trouvait « assaillys des fourmys ».

Ses pommes, choyées de la fleur au fruit, il s’efforçait de les maintenir, toutes espèces confondues, dans le meilleur état possible. Jamais, le ramassage achevé, il ne les aurait laissées abandonnées aux intempéries, en tas sur la terre. Il en faisait soigneusement retrancher celles qui étaient gâtées, puis monter les autres pour les étaler sur le plancher de dessus son pressoir, ou en d’autres greniers bien secs du manoir. Par contre, il respectait les spécificités de chaque variété en les stockant les unes à part des autres, en les pilant au meilleur moment et en n’utilisant, autant que possible, qu’une sorte de pommes pour un même cidre. De cette façon, il obtenait ainsi divers crus à domicile.

Ses cidres, finalement tous différents, servaient alors au régal des hôtes de passage, à la tentative de guérison de certains malades, aux inévitables dons et contre-dons entre connaissances, mais surtout aux énormes besoins de la nombreuse maisonnée du maître, qui, par ailleurs, ne commercialisait guère sa production.

On doit aussi à Gilles de Gouberville la première distillation connue (1554) du cidre et la naissance de « l’eau de vie de cidre », qu’on ne pouvait encore appeler « calvados »…

Mais ceci est une autre histoire … !

Guy Deschamps


Laisser un commentaire